Dans un monde où la notoriété de certaines races canines occupe le devant de la scène, il existe dans l’ombre des lignées oubliées, des chiens anciens ou rares dont la trace s’efface peu à peu. Pourtant, leur héritage n’est ni silencieux ni anodin. Ces races, parfois à la lisière de l’extinction, ont façonné le patrimoine génétique, culturel et symbolique des chiens d’aujourd’hui. Leur rôle, souvent méconnu, demeure essentiel dans l’équilibre de la grande mosaïque canine mondiale.
Un voyage au cœur des origines canines
L’histoire du chien (Canis lupus familiaris) trouve ses racines il y a environ 15 000 à 40 000 ans, lorsque la domestication du loup gris a débuté en Eurasie, selon des analyses d’ADN mitochondrial publiées par Thalmann et al. (2013). Les races oubliées sont les témoins vivants, parfois fantomatiques, de cette épopée millénaire. Par exemple, le chien de Pharaon (Pharaoh Hound, Kelb tal-Fenek, originaire de Malte et reconnu en 1974 par la FCI), et le Canaan Dog (Kelev Knaani), unique race autochtone d’Israël, reflètent cette ancienne alliance entre humains et canidés adaptés à des milieux arides.
Déjà dans l’Antiquité, des civilisations comme l’Égypte, la Mésopotamie ou la Grèce ont sélectionné des chiens pour la chasse, la garde ou les rituels. Ainsi, le Saluki (race du Croissant fertile, présente sur des fresques datant de 6 000 av. J.-C.), ou l’Azawakh africain (élevé par les Touaregs depuis au moins le 8ème siècle), doivent leur survie à la ténacité de groupes humains locaux. Leur rareté actuelle en fait des trésors patrimoniaux, et leur disparition menacerait la diversité génétique du chien domestique.
Le rôle crucial des races oubliées
Chaque race ancienne renferme un capital génétique unique, forgé par une sélection naturelle et humaine sur des millénaires. Selon une étude de Parker et al. (2017), la diversité génétique des populations canines mondiales est menacée par la réduction du nombre de races et l’intensification de la sélection sur les races populaires.
Diversité immunitaire : Certaines races possèdent des allèles rares du système DLA (Dog Leukocyte Antigen), essentiels pour la résistance immunitaire. Par exemple, le Xoloitzcuintli (chien nu mexicain, reconnu par la FCI en 1961) présente une robustesse naturelle et une longévité supérieure à la moyenne, objets d’études génétiques (Martínez-Moreno et al., 2020).
Adaptabilité comportementale : Le Basenji, race africaine connue depuis l’Antiquité et figurant sur des bas-reliefs égyptiens (datant d’environ 4 500 ans), est célèbre pour son absence d’aboiement classique (dû à une mutation génétique sur le gène FOXP2). Ces particularités comportementales sont étudiées pour comprendre l’évolution du langage chez les canidés (Wang et al., 2016).
Préservation des fonctions traditionnelles : Le Pastore della Lessinia e del Lagorai (Italie du Nord, reconnu officiellement en 2018) et le Chien courant de Transylvanie (Hongrie, dont l’élevage a failli disparaître au XIXe siècle) perpétuent des aptitudes pastorales ou cynégétiques recherchées dans des programmes de biodiversité agricole.
Leur influence sur les races modernes
Au fil des siècles, des races méconnues ont constitué les fondations de lignées modernes. Par exemple, le Berger allemand (créé par Max von Stephanitz à partir de 1899) doit nombre de ses caractéristiques au Berger de Thuringe, aujourd’hui disparu. Des analyses génétiques menées par vonHoldt et al. (2010) montrent que des traits d’adaptabilité ou de robustesse retrouvés chez des races actuelles proviennent d’ancêtres peu connus intégrés dans les programmes d’élevage des XIXe et XXe siècles.
Dans certains cas, l’introduction de gènes issus de ces populations rares permet de pallier des problèmes de consanguinité, de maladies héréditaires (ex. : atrophie rétinienne, myélopathie dégénérative) ou d’améliorer la rusticité des chiens modernes. Des études réalisées par la Fédération Cynologique Internationale (FCI) depuis 2010 soulignent l’importance de maintenir un pool génétique large, notamment via l’intégration de races en danger critique d’extinction.
Une histoire de lutte pour la reconnaissance
La marginalisation de ces races s’explique par leur faible diffusion, le déclin des modes de vie ruraux et l’uniformisation des standards canins depuis la création des premiers stud-books (ex. : Kennel Club britannique, 1873). La FCI (fondée en 1911) recense actuellement plus de 360 races, mais environ 80 d’entre elles sont classées comme « rares » ou « en danger » selon la FAO (rapport 2015).
Depuis les années 1980, des initiatives internationales (programmes de sauvegarde génétique, banques de semences, échanges entre éleveur·euse·s) s’intensifient pour la protection et la valorisation de ces chiens oubliés. Des organismes comme l’American Rare Breed Association (fondée en 1991) ou la Société Centrale Canine en France s’engagent activement dans ce travail de conservation.
Quelques exemples remarquables
Lundehund norvégien : Spécialisé dans la chasse aux macareux en Norvège, il possède six doigts par patte et une souplesse extrême. Sa population est tombée à moins de 50 individus dans les années 1960, mais des programmes de sauvegarde lancés en 1963 ont permis de remonter à plus de 1 000 spécimens aujourd’hui.
Chien d’eau portugais : Traditionnel compagnon des pêcheurs du Portugal, il a failli disparaître dans les années 1930 avant d’être sauvé par Vasco Bensaude. Il est devenu célèbre lorsqu’un individu a rejoint la famille présidentielle américaine en 2009, sensibilisant ainsi le public à la cause des races rares.
Ovcharka de Karakachan : Ancien protecteur de troupeaux dans les Balkans (Bulgarie, reconnu en 2005), il est issu d’une lignée de chiens de montagne dont les origines remontent à plus de 1 500 ans.
Taigan kirghize : Chien de chasse originaire des montagnes du Kirghizistan, il est élevé depuis l’époque des routes caravanières de la Route de la soie (dès le 6e siècle). Reconnu par le Kennel Club kirghize en 1990.
Leur place dans l’imaginaire collectif
Au-delà de leur utilité pratique ou de leur héritage génétique, les races oubliées peuplent légendes et récits. Le Barbet, chien d’eau français mentionné dès le 16e siècle, est par exemple associé à la noblesse et à l’exploration. Leurs traces persistent dans la littérature (ex. : « La chasse au loup » de Gustave Doré, 1866), l’art ou l’ethnologie, illustrant la richesse de la relation millénaire entre humains et chiens.
Défis contemporains et avenir
La survie de ces races dépend de la sensibilisation du public, de la reconnaissance officielle par les institutions cynophiles et du soutien des communautés d’éleveur·euse·s. L’urbanisation, la réduction de diversité génétique et la mondialisation menacent ces chiens, mais des initiatives comme le projet Dog10K Genomes (lancé en 2016 pour séquencer 10 000 génomes canins) favorisent la conservation de leur diversité. Des concours de valorisation, banques de semences et programmes de croisement encadrés participent à leur préservation.
Conclusion
Les races de chiens oubliées ou rares sont les gardiennes silencieuses d’un patrimoine vivant inestimable. Leur influence dépasse largement leur faible effectif : elles sont la source de la diversité, de la résilience et de la vitalité de l’écosystème canin mondial. Les redécouvrir, les protéger et les célébrer, c’est honorer à la fois l’histoire et l’avenir du lien unique entre humains et chiens, tissé depuis des millénaires.
Filippo Naso – Éducateur Canin - Méthode Zen Éducation Positive
Contact : 06 74 79 19 78