L’évolution de la compréhension des relations canines et humaines
Depuis plusieurs décennies, la notion de « dominance » occupe une place centrale dans l’éducation canine populaire. Selon cette idée, les chiens chercheraient à dominer leurs congénères ainsi que les humains, et il conviendrait à la personne éducatrice ou à la famille de s’imposer en leader ou « chef de meute ». Cette représentation, ancrée dans le grand public, est pourtant de plus en plus remise en question par la recherche scientifique moderne. Examinons les origines de cette croyance, les preuves scientifiques qui la déconstruisent, ainsi que les implications pour la pratique de l’éducation canine.
Origines de l’hypothèse de dominance canine
L’idée de la dominance chez le chien domestique trouve ses racines dans les études sur les loups en captivité menées dans les années 1930-1940 par Rudolf Schenkel (Suisse, 1947). Schenkel avait observé que les loups, lorsqu’ils étaient regroupés de manière artificielle, développaient des hiérarchies rigides et un comportement de dominance marqué. Ce modèle a été extrapolé, dans les années suivantes, à la compréhension des chiens domestiques, notamment par des auteurs comme David Mech (États-Unis, 1970), qui a contribué à populariser l’image du loup alpha.
Révisions scientifiques : des paradigmes remis en cause
Néanmoins, l’avancée des recherches sur les loups à l’état sauvage, mais aussi sur les chiens, a bouleversé cette conception.
• David Mech (1999) : Après des années d’observation des loups en nature, Mech a publié des travaux remettant en cause la notion de loup alpha. Il a démontré que, loin d’être une lutte permanente pour la dominance, la structure sociale du loup repose sur des groupes familiaux, où les parents (et non un « mâle alpha ») guident naturellement la meute.
• John Bradshaw (2011) : Dans son livre Dog Sense : How the New Science of Dog Behavior Can Make You A Better Friend to Your Pet, Bradshaw réaffirme que le concept de dominance n’est pas applicable aux relations humain-chien. Il souligne que les chiens n’interagissent pas avec les humains selon une logique hiérarchique similaire à celle des loups, mais développent des liens d’attachement et de coopération.
• Scott et Fuller (1965) : Leur ouvrage Genetics and the Social Behavior of the Dog montre que l’organisation sociale canine est bien plus flexible et contextuelle que le suggèrent les modèles hiérarchiques stricts.
• Julie Hecht et Alexandra Horowitz (2015) : Dans leur étude « Dog behavior co-varies with human personality traits » publiée dans Anthrozoös, elles insistent sur l’influence majeure des interactions humaines individuelles sur le comportement du chien, et non sur une logique de domination ni de soumission structurelle.
Preuves scientifiques contre l’approche fondée sur la dominance
Les études récentes montrent que la majorité des comportements problématiques chez les chiens (agressivité, anxiété, désobéissance) trouvent leur origine dans un stress, une mauvaise compréhension des signaux, ou encore un apprentissage inadapté, et non dans une quelconque volonté de « dominer » leur groupe.
• Yin S. (2009) : Dans Low Stress Handling, Restraint and Behavior Modification of Dogs & Cats, Sophia Yin démontre l’efficacité d’approches basées sur la coopération, la récompense et la gestion du stress, plutôt que sur la punition ou la contrainte hiérarchique.
• Casey et al. (2014) : L’article « Human directed aggression in domestic dogs (Canis familiaris) : Occurrence in different contexts and risk factors » (Applied Animal Behaviour Science) met en lumière que l’agressivité dite « dominante » envers les humains est extrêmement rare, et qu’elle est souvent liée à la peur, la douleur ou la confusion, et non à une volonté de prise de pouvoir.
• Bradshaw, Blackwell & Casey (2009) : Leur étude « Dominance in domestic dogs—useful construct or bad habit ? » conclut que l’utilisation du concept de dominance dans l’éducation canine mène davantage à des malentendus, des méthodes coercitives inefficaces, et à la détérioration de la relation humain-chien.
Comment utiliser ces données en éducation canine ?
La remise en question du paradigme de dominance invite à adopter une approche centrée sur la compréhension du comportement du chien du point de vue de ses besoins, de son bien-être et de l’apprentissage positif.
• Privilégier l’analyse fonctionnelle du comportement : chercher la cause (émotion, contexte, apprentissage) plutôt que d’attribuer une motivation de « domination ».
• Adopter des méthodes de renforcement positif : récompenser les comportements désirés plutôt que de punir les comportements indésirables. Cela favorise l’engagement, la confiance et la coopération du chien.
• Éviter les techniques basées sur la peur, la punition ou la contrainte physique (colliers étrangleurs, coups, intimidation), qui, selon les études citées (Yin 2009, Bradshaw 2009), augmentent le risque d’agression, de stress et d’anxiété.
• Favoriser une communication claire, respectueuse et bienveillante : être à l’écoute des signaux du chien, reconnaître ses émotions et adapter les exercices à ses capacités réelles.
• Former les éducateurs et les familles aux dernières connaissances scientifiques et déconstruire les mythes encore véhiculés dans certains médias et ouvrages populaires.
Conclusion
La théorie de la dominance, héritée d’observations anciennes et erronées sur les loups en captivité, ne résiste pas à l’examen des recherches modernes sur les loups sauvages et les chiens domestiques. Les spécialistes du comportement canin s’accordent aujourd’hui pour dire que la relation humain-chien doit reposer sur la coopération, la confiance et la compréhension mutuelle, et non sur la domination ou la soumission. S’appuyer sur les preuves scientifiques (Mech 1999, Bradshaw 2009/2011, Yin 2009, Casey 2014, Scott & Fuller 1965, Hecht & Horowitz 2015) permet de développer une éducation canine plus éthique, efficace et respectueuse du bien-être animal.
Pour aller plus loin, il est essentiel de diffuser ces connaissances auprès du grand public et des professionnels afin de bâtir des relations harmonieuses, basées sur la science et l’empathie, entre les chiens et les humains.
Filippo Naso - Éducateur Canin
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